La liberté a conduit à une augmentation vertigineuse des niveaux de vie et à une espérance de vie qui a plus que doublé en deux siècles. Si le débat n’avait pas été libre, jamais ces avancées n’auraient été possibles. Cela vaut aussi sur les questions de société: l’égalité en droit des hommes et des femmes, la liberté de conscience, la séparation complète entre les religions et l’État, la liberté d’entreprendre et d’échanger, le respect et la tolérance envers les personnes de convictions politiques ou religieuses ou de préférences sexuelles minoritaires, la liberté de la recherche et de la diffusion du savoir, la liberté de se déplacer et de s’établir sont caractéristiques de la civilisation humaine, qui est par définition indissociable de la liberté individuelle, malheureusement encore très fortement réprimée dans de nombreuses régions du monde.

La liberté d’expression, comme tous les autres droits fondamentaux, ne vaut cependant dans l’absolu que si elle s’accompagne de la responsabilité dans son usage. Cela implique d’abord de respecter la liberté d’autrui et de renoncer à recourir à la violence, mais cela implique aussi de faire preuve de la retenue nécessaire dans l’exercice de sa propre liberté, au-delà du seul droit: dans les relations interpersonnelles, c’est ce qui est généralement appelé la civilité. La civilité, ou la politesse, ne s’apparentent pas à l’autocensure ou à l’hypocrisie: elles ne font que faciliter les rapports humains en société; elles relèvent en quelque sorte d’un pragmatisme consensuel et librement évalué par chacun. Elles balisent la communication entre personnes responsables. Si la civilité et la politesse étaient remplacées en permanence par les injures et les provocations, par l’absence totale de retenue dans la communication, la vie privée, la vie professionnelle ou publique deviendraient insupportables. Le gendre qui ne dit pas le fond de sa pensée à sa belle-mère, le parent qui complimente l’œuvre de céramique scolaire biscornue de son enfant, le commercial qui accède aux demandes ennuyeuses de son client, le conseiller national qui ronge son frein à une soirée électorale en rase campagne ont tous de bonnes raisons de peser leur liberté d’expression par rapport à d’autres objectifs tout aussi légitimes, comme l’harmonie familiale, la réputation d’une entreprise ou l’avancement d’une cause.

En d’autres termes, la retenue volontaire dans l’usage de la liberté d’expression fait partie de la vie courante. Il ne s’agit pas d’une compromission de valeurs, mais d’une maîtrise de son langage et aussi d’une certaine humilité dans l’interprétation de l’autre et l’appréciation des limites de sa propre connaissance. Il n’en va pas autrement de la liberté de la presse, qui tire sa crédibilité de la responsabilité avec laquelle elle est usée, de la bonne foi, du sens de la mesure et des compétences des rédacteurs. La satire n’y fait pas exception: en l’occurrence, des caricatures insultantes déconnectées de l’actualité, généralisant des cultures religieuses vécues de façons très différentes selon les personnes, les communautés ou les régions, n’amènent rien au débat. Elles provoquent pour provoquer, en recourant non pas à l’humour, mais le plus souvent à l’injure. «L’humour» de l’hebdomadaire assailli à Paris a consisté le plus souvent à mettre en scène des illustrations génitales et stercorales d’un niveau pubertaire, assorties de grossièretés — à mille lieues d’une culture de responsabilité dans la liberté d’expression, voire d’une simple subtilité artistique. La vulgarité, l’insulte gratuite, l’inanité se combattent en les ignorant (en renonçant par exemple à acheter leur support) ou par la critique. Elles ne peuvent pas se combattre légitimement en les criminalisant, à défaut de mettre véritablement en péril la liberté d’expression, dont le bon usage ne relèverait plus de la responsabilité individuelle et du débat libre, mais d’une muselière, indigne de la raison humaine. Les événements tragiques de Paris appellent des réponses de défense, peut-être de meilleure autodéfense, mais ne remettent pas en cause la retenue choisie dans l’exercice de la liberté d’expression.

En résumé, la liberté d’expression n’est pas une caution à dire ou à publier n’importe quoi en n’importe quelles circonstances, elle est la condition de pouvoir dire et publier ce que l’on juge approprié et pertinent. Dans une société civilisée, la liberté d’expression doit s’accompagner de la responsabilité d’expression, sans laquelle la vie sociale ne serait plus possible, en particulier lorsque la liberté ne viserait plus qu’à provoquer, à blesser et à avilir. Même la satire perdrait sa raison d’être dans la culture si elle devait se moquer, comme cela a été le cas, de crimes contre l’humanité: elle ne serait alors plus qu’un paravent pour le nihilisme, révélant surtout la nature dysfonctionnelle (ou le manque d’inspiration ou de talent) du satiriste. Ce qui n’empêche pas d’insister sur le rôle du libre arbitre de chacun pour concilier liberté et responsabilité. Ni de ressentir une profonde tristesse face à la monstruosité barbare inouïe d’une réponse violente à une imagerie qui pouvait être tout au plus considérée comme une nuisance contournable et critiquable.

Pierre Bessard