Economie et bon sens
Traduire les principes ÃĐconomiques de base en programme politique ne devrait Être quâun jeu dâenfant. Pourtant, câest tout le contraire qui se produit de façon assez dÃĐcourageante et systÃĐmatique â des hommes politiques un peu partout dans le monde se font ÃĐlire sur des programmes qui sont, sur bien des points, à lâopposÃĐ de ce quâexige la logique ÃĐconomique ÃĐlÃĐmentaire1. à tel point que le prix Nobel dâÃĐconomie et ÃĐditorialiste pour le New-York Times Paul Krugman conclut, dÃĐsabusÃĐ, un de ses articles consacrÃĐ aux consÃĐquences dÃĐsastreuses du contrÃīle des loyers : ÂŦ maintenant vous savez pourquoi les ÃĐconomistes ne servent à rien : quand ils maÃŪtrisent rÃĐellement une question, les gens ne veulent pas les ÃĐcouter Âŧ.
Une des explications possibles de ce phÃĐnomÃĻne de dÃĐconnexion des politiques publiques de la logique ÃĐconomique est fournie par les auteurs de lâÃĐcole des choix publics, qui mettent en ÃĐvidence les nombreux biais en faveur des intÃĐrÊts privÃĐs qui peuvent faire dÃĐvier un programme politique de lâintÃĐrÊt gÃĐnÃĐral2 .
Il me semble pourtant que lâabsence notable de politiques publiques basÃĐes sur les lois et rÃĐgularitÃĐs mises en ÃĐvidence par les ÃĐconomistes aurait une explication encore plus simple : lâÃĐconomie est une science parfaitement contre-intuitive et la plupart des gens ignorent tout de ses lois. Construire un programme politique sur des principes ÃĐconomiques relÃĻve alors tout dâabord dâune certaine pÃĐdagogie prÃĐalable.
Tout le monde se veut expert en ÃĐconomie
Afin de se rendre compte de lâampleur du dÃĐfi, il est nÃĐcessaire de prendre conscience de lâancrage bien profond des sujets ÃĐconomiques dans le domaine des ÂŦ discussions de comptoir Âŧ. Tout le monde croit savoir ce qui est bon et mauvais, vrai ou faux en ÃĐconomie, ce que le gouvernement devrait et ne devrait pas faire.
Sortir le sujet de cette marre dâarguments vaseux, appuyÃĐs par des exemples anecdotiques et arriver à le poser dans un cadre ne serait-ce quâun peu scientifique relÃĻve du chemin de croix.Murray Rothbard faisait remarquer à juste titre cette ÃĐtonnante tendance que nous avons à nous croire experts en ÃĐconomie alors quâon est beaucoup plus lucides à propos de nos capacitÃĐs limitÃĐes concernant dâautres domaines scientifiques. Ainsi, les gens vous imposent rarement leur rÃĐflexion personnelle sur la fission nuclÃĐaire et la rÃĐaction en chaÃŪne alors quâils sont trÃĻs à lâaise pour donner leur avis ÃĐclairÃĐ sur lâinvestissement public, le chÃīmage, les banques, la mondialisationâĶ
Je crois quâune des raisons qui explique ce paradoxe câest la croyance fausse et largement rÃĐpandue que la science ÃĐconomique (si toutefois on daigne lui accorder ce statut) ne relÃĻve finalement que du bon sens. Et du bon sens, bien-sÃŧr, tout le monde en a à revendre.
Lutter contre ce prÃĐjugÃĐ est compliquÃĐ Ã plusieurs titres. Tout dâabord, parce que comme tous les prÃĐjugÃĐs, il a la peau dure. Ensuite, parce quâà la diffÃĐrence des sciences de la nature comme la physique ou la chimie, les lois ÃĐconomiques se prÊtent trÃĻs peu aux tests empiriques et donc à des preuves ÂŦ ÃĐvidentes Âŧ et ÂŦ incontestables Âŧ aux yeux du grand public.
Sans vouloir dresser une liste exhaustive, je vous propose ici quelques exemples de lois ÃĐconomiques parfaitement contre-intuitives et largement ignorÃĐes des non-spÃĐcialistes, qui mÃĐriteraient pourtant dâÊtre reprises dans tout programme politique dont lâobjectif serait dâaccroÃŪtre la prospÃĐritÃĐ ÃĐconomique.
Le commerce international est bÃĐnÃĐfique mÊme aux pays pauvres
Câest un exemple classique dont un autre Prix Nobel dâÃĐconomie, Paul Samuelson, se servit pour dÃĐfendre le caractÃĻre scientifique de lâÃĐconomie devant un interlocuteur qui le dÃĐfiait à citer au moins une loi ÃĐconomique qui ne soit pas triviale. Il prit en exemple la thÃĐorie ricardienne desavantages comparatifs.
En effet, dans les ÃĐchanges entre nations de puissance ÃĐconomique et technologique inÃĐgales, le bon sens nous indique quâil serait impossible dâavoir des ÃĐchanges mutuellement profitables, et que si le pays A produit tout à un coÃŧt supÃĐrieur que le pays B, ils nâauraient aucun intÃĐrÊt à commercer lâun avec lâautre. Les altermondialistes en sont dâailleurs toujours persuadÃĐs et ont basÃĐ toute leur doctrine dâexploitation du Sud par le Nord sur cette prÃĐmisse erronÃĐe. Lâerreur de leur raisonnement consiste à occulter les avantages de la spÃĐcialisation, qui permet à chacun des pays de consacrer ses forces productives à la branche dans laquelle il est le plus productif. LâÃĐchange permet ainsi des gains de productivitÃĐ au niveau mondial, grÃĒce à la spÃĐcialisation.
LâÃĐchange nâest pas un jeu à somme nulle
Câest une affirmation qui peut paraÃŪtre redondante avec la thÃĐorie des avantages comparatifs, mais à la diffÃĐrence de cette derniÃĻre, sa validitÃĐ nâest pas conditionnÃĐe par des ÃĐcarts de productivitÃĐ des agents ÃĐconomiques mais par leur perception subjective de la rÃĐalitÃĐ. Dans le cadre dâunÃĐchange volontaire il nây a pas un gagnant et un perdant, mais deux gagnants, puisque lâÃĐchange est un jeu à somme positive. Autrement dit, les deux parties augmentent leur satisfaction grÃĒce à lâÃĐchange, en crÃĐant ainsi de la valeur ajoutÃĐe.
Cette affirmation repose sur une logique assez simple : personne nâachÃĻterait et ne vendrait rien sâil estimait que le bien quâil possÃĻde a la mÊme valeur que le bien que possÃĻde lâautre partie, car dans ce cas chacun garderait son bien et lâÃĐchange nâaurait pas lieu.
La concurrence fait mieux que le protectionnisme
Le protectionnisme, qui consiste à protÃĐger les producteurs locaux contre la concurrence des ÃĐtrangers est une des idÃĐes reçues les plus tenaces. PoussÃĐe à son paroxysme par lesmercantilistes au XVIÃĻme siÃĻcle et ayant causÃĐ la ruine de lâempire espagnol, cette idÃĐe a largement prouvÃĐ sa nocivitÃĐ. Les nombreux travaux thÃĐoriques des ÃĐconomistes ont dÃĐmontrÃĐ depuis que la concurrence est le systÃĻme qui assure la meilleure performance ÃĐconomique, alors que le protectionnisme aboutit à des situations catastrophiques.
Pourtant, là encore le ÂŦ bon sens Âŧ des politiques revient au galop dÃĻs que lâoccasion se prÃĐsente et ils nous abreuvent de mesures protectionnistes, soutenus, il est vrai, par une forte demande des producteurs locaux qui souhaitent Être à lâabri de la concurrence (le contraire aurait ÃĐtÃĐ ÃĐtonnant). Il suffit malheureusement de voir les inepties proposÃĐes pour rÃĐgler la crise actuelle avec les agriculteurs pour se rendre compte que le protectionnisme a de beaux jours devant lui.
La rÃĐglementation des prix est un dÃĐsastre ÃĐconomique
Comme bon nombre dâidÃĐes simples et parfaitement fausses, lâidÃĐe quâil suffirait dâune loi pour empÊcher les prix dâaugmenter est trÃĻs difficile à ÃĐradiquer. Elle semble dâailleurs parfaitement logique â quoi de plus naturel quâune rÃĐglementation empÊchant producteurs et commerçants dâaugmenter leurs prix si on veut lutter contre la chertÃĐ et donner du pouvoir dâachat aux consommateurs ? Cette idÃĐe se pratique encore trÃĻs largement dans certains domaines, comme par exemple celui de lâimmobilier locatif, alors mÊme quâelle rÃĐduit notablement lâoffre de logements et la qualitÃĐ de ceux-ci.
Pourtant, le contrÃīle des loyers figure dans la plupart des manuels ÃĐconomiques depuis longtemps comme lâarchÃĐtype de la politique publique ayant rapidement des effets pervers dÃĐsastreux (je ne citerai quâun des grands classiques, le manuel de Samuelson oÃđ cet exemple y figure dÃĻs la premiÃĻre ÃĐdition en 1947). Les multiples expÃĐriences de rÃĐglementation des prix pratiquÃĐes sur des produits de nature trÃĻs variÃĐe ont abouti inexorablement à deux effets pervers notoires, la pÃĐnurie et le marchÃĐ noir.
Le salaire minimum augmente le chÃīmage
Câest un simple corollaire des effets nÃĐgatifs associÃĐs au contrÃīle des prix, le salaire minimum ÃĐtant de fait un prix plancher imposÃĐ sur le marchÃĐ du travail. Son rÃĐsultat parfaitement logique et observable à souhait en France est lâaugmentation en flÃĻche du chÃīmage des jeunes et des moins qualifiÃĐs pour qui il reprÃĐsente une barriÃĻre à lâentrÃĐe au marchÃĐ de lâemploi.
Lâexplication ÃĐconomique de ce phÃĐnomÃĻne est lâabsence dâincitations pour une entreprise dâembaucher quelquâun quâelle devrait payer plus que ce quâil lui rapporte. Mais le ÂŦ bon sens Âŧ relayÃĐ par les syndicats nous explique que le salaire minimum est un acquis social formidable quâil faut prÃĐserver à tout prix, sous peine de voir les travailleurs se faire exploiter par des capitalistes dÃĐpourvus de scrupules.
Le marchÃĐ assure la meilleure allocation possible des ressources
Une attitude qui domine trÃĻs largement dans nos sociÃĐtÃĐs nourries au biberon de lâÃtat-Providenceconsiste à avoir une confiance aveugle et parfaitement irrationnelle dans les capacitÃĐs dâun dÃĐcideur public de prendre des dÃĐcisions de production, dâinvestissement, bref dâallocation des ressources, plus pertinentes que celles qui auraient ÃĐtÃĐ prises de façon dÃĐcentralisÃĐe sur le marchÃĐ. Câest une idÃĐe qui dÃĐcoule de notre difficultÃĐ Ã imaginer la complexitÃĐ des dÃĐcisions ÃĐconomiques qui sont prises quotidiennement sur le marchÃĐ et de la quantitÃĐ gigantesque dâinformations qui serait nÃĐcessaire à un planificateur central pour prendre ces dÃĐcisions à la place des agents ÃĐconomiques. Sans parler du problÃĻme dâordre incitatif qui se poserait, le planificateur nâayant pas du tout les mÊmes motivations quâun agent ÃĐconomique qui agit à son propre compteâĶ
LâÃĐchec des ÃĐconomies de plan nâa finalement contribuÃĐ que trÃĻs peu à battre en brÃĻche cette idÃĐe reçue, qui prend des formes allant du ÂŦ simple Âŧ interventionnisme jusquâà la demande pure et simple de nationalisation de certains secteurs dâactivitÃĐ.
Une loi scientifique est valide en toute circonstance, par dÃĐfinition
Cette affirmation est plus dâordre ÃĐpistÃĐmologique gÃĐnÃĐral que propre au domaine de lâÃĐconomie. Je trouve nÃĐanmoins que câest absolument nÃĐcessaire dâinsister là -dessus car câest une chose qui est systÃĐmatiquement ÂŦ oubliÃĐe Âŧ quand il sâagit de politique ÃĐconomique.
Certains discours sont ainsi pires encore que lâignorance bienveillante. Sous couvert dâun pragmatisme bien avisÃĐ, ils sâinclinent devant la logique des lois ÃĐconomiques, mais plaident en faveur du ÂŦ cas dâexception Âŧ qui justifierait un traitement à part.
On prÃĐtend ainsi que bien que le protectionnisme soit mauvais par nature, dans le cas prÃĐcis de telle industrie nationale, il devrait Être pratiquÃĐ car il aurait, dans ce cas prÃĐcis uniquement, des effets positifs. Ou encore, que le contrÃīle des prix est inefficace par dÃĐfinition, sauf dans un domaine ÂŦ trÃĻs sensible Âŧ dans lequel il faut absolument que le gouvernement intervienne. Que le marchÃĐ assure une meilleure allocation des ressources, exceptÃĐ les cas qui nous arrangent et quâon souhaite garder sous contrÃīle de lâÃtat, parce quâil sâagit de ÂŦ domaines stratÃĐgiques Âŧ beaucoup trop importants pour Être laissÃĐs au marchÃĐ. Que lâÃĐchange est un jeu à somme positive, sauf quand il sâagit dâouvrir les marchÃĐs europÃĐens à la concurrence des produits des pays à faible coÃŧt de main dâÅuvre.
Certes, lâÃĐconomie nâest pas une science exacte. Mais science elle est, et comme dans toute science, ses lois sont universelles. Essayer de pratiquer le contraire au nom de lâexception est peut-Être payant sur le court terme et sur le plan politique, mais câest le chemin le plus court vers la pauvretÃĐ.
Rien nâest jamais acquis en ÃĐconomieâĶ
Cette derniÃĻre affirmation nâa rien dâune loi universelle, mais plutÃīt dâune triste observation empirique : aucune avancÃĐe de la science ÃĐconomique nâest acquise durablement. Hier, le libre-ÃĐchange semblait avoir gagnÃĐ le combat dans lâUnion EuropÃĐenne. Aujourdâhui, le protectionnisme le plus primitif revient au galop. Hier, les ÃĐchecs retentissants des expÃĐriences des ÃĐconomies de plan semblaient avoir tranchÃĐ la bataille entre le marchÃĐ et lâÃtat, au point que certains clamaient dÃĐjà ÂŦ la fin de lâhistoire Âŧ. Il nâen a rien ÃĐtÃĐ, dâautres pays dans le monde sâengageant encore aujourdâhui dans cette voie, comme le Venezuela
Câest, avouons-le, un peu dÃĐcourageant pour les ÃĐconomistes. Pour ÃĐtablir un dernier parallÃĻle avec les sciences exactes, imaginez le dÃĐsarroi des physiciens si lâidÃĐe que la terre est plate revenait sans cesse au goÃŧt du jour.
Il nâest donc jamais inutile de rappeler, encore et toujours, les bons principes ÃĐconomiques. EspÃĐrons quâà force de persÃĐvÃĐrer un jour ils deviennent une ÃĐvidence pour tout le monde et se confondent avec le bon sens.
Source:Â Vesselina Garello