
Un des derniers billets de Verhaeghe (que je recommande) sur lâuberisation de la sÃĐcuritÃĐ sociale met en avant lâimportance de lâactuel statut du salariÃĐ pour expliquer le fonctionnement (et la fin inÃĐvitable) de la SÃĐcuritÃĐ socialeà la française, et explique assez bien pourquoi, dans cette optique, le LÃĐviathan a faim de ces contrats de travail en particulier, au dÃĐtriment des autres formes de rÃĐmunÃĐration, pour perdurer.
Je partage bien ÃĐvidemment cette analyse, et je voudrais profiter de ces quelques lignes pour lâÃĐtendre.
Tous les jours se multiplient des exemples dâÃĐvolutions, voire de rÃĐvolutions, dans le domaine de lâemploi et des nouveaux services que les individus sont à mÊme de proposer. Ainsi, Le Monde nous relate la toute rÃĐcente introduction du ÂŦ Flex Âŧ travail chez Amazon, aux Ãtats-Unis : moyennant des conditions dâaccÃĻs trÃĻs simples (majoritÃĐ, permis de conduire, pas dâantÃĐcÃĐdents judiciaires), nâimporte qui peut sâimproviser coursier pour le compte du gÃĐant en ligne.
Bien sÃŧr, La flexibilitÃĐ de ce travail (tant dans les horaires que dans le mode de travail dÃĐtachÃĐ de toute hiÃĐrarchie) est le revers dâune piÃĻce oÃđ la couverture sociale est entiÃĻrement laissÃĐe à la responsabilitÃĐ du coursier : lâentreprise permet à ÂŦ lâemployÃĐ intermittent Âŧ dâamÃĐnager complÃĻtement ses horaires, son lieu de travail, mais ne sâoccupe pas de son assurance maladie ou chÃīmage. Rien quâici, on comprend dÃĐjà toute lâinsurmontable abomination qui peut se lire dans les yeux exorbitÃĐs de lâun ou lâautre de nos militants syndicaux communistes tout droit issu de lâinspection du travail qui, à lâÃĐvocation dâun tel statut, est dÃĐjà pris dâune rage folle (GÃĐgÃĐ, surveille ta tension).
La rÃĐalitÃĐ câest que, comme tout le reste, le travail salariÃĐ tel quâon lâentend de nos jours est quelque chose qui ÃĐvolue à grand pas. La rÃĐvolution industrielle a permis des gains ÃĐnormes de productivitÃĐ par la spÃĐcialisation et la division du travail. LâarrivÃĐe des technologies de lâinformation est en train de modifier profondÃĐment le rapport quâon aura avec cette spÃĐcialisation et cette division du travail : lâHumanitÃĐ aura encore longtemps besoin dâexperts et de la division du travail, mais un mÊme individu va pouvoir se spÃĐcialiser dans plusieurs domaines et travailler pour plusieurs clients au cours dâune mÊme journÃĐe ou dâune semaine.
En effet, il ÃĐtait jusquâà prÃĐsent complexe dâorganiser, de coordonner, de rÃĐpartir les tÃĒches, de transmettre et de partager lâinformation ; ceci nÃĐcessitait des infrastructures coÃŧteuses, prÃĐsentes dans des entreprises oÃđ la concentration capitalistique est importante, et constitue de fait un ticket dâentrÃĐe ÃĐlevÃĐ qui imposait aux individus de se joindre à lâentreprise (via le salariat) plutÃīt que de la concurrencer. à prÃĐsent, grÃĒce aux nouvelles technologies, le ticket dâentrÃĐe sâest vÃĐritablement effondrÃĐ : un smartphone ou un appareil ÃĐquivalent (quâil soit mobile ou spÃĐcialisÃĐ) permet de remplir des douzaines de fonctions dâun seul coup, ce qui crÃĐe de nouvelles opportunitÃĐs pour rÃĐpondre à des besoins existants, et, mieux encore, peut crÃĐer de nouveaux besoins qui nÃĐcessitent de nouveaux emplois. BientÃīt, il ne sera plus nÃĐcessaire, ni rentable (et à terme, ni mÊme possible) de travailler pour le mÊme employeur huit heures par jour, tous les jours, pendant 20 ou 30 ans, et multiplier les employeurs entreprises clientes et les occupations sera monnaie courante.
Or, de façon particuliÃĻrement intÃĐressante, on apprend parallÃĻlement à ces dÃĐveloppements, dans un exemple choisi rÃĐcemment mais en rÃĐalitÃĐ placÃĐ au milieu de cent autres tous aussi illustratifs (GÃĐgÃĐ, si tu me lis, âĶ), que les inspecteurs du travail et ceux de lâURSSAF ont une fÃĒcheuse tendance à saboter les contrats des auto-entrepreneurs qui ont eu lâoutrecuidance de travailler pour des collectivitÃĐs locales. En effet, depuis avril 2015, le directeur rÃĐgional de lâUrssaf Bretagne a jugÃĐ bon de prÃĐvenir par courrier les ÃĐlus locaux que lâemploi de ces dangereux individus pourraient facilement les faire sombrer dans lâillÃĐgalitÃĐ du travail dissimulÃĐ.
Ce nâest pas une nouveautÃĐ, tant lâinspection du travail que les URSSAF ayant cette propension naturelle à prÃĐtendre dÃĐgotter du travail dissimulÃĐdÃĻs lors que les rentrÃĐes dâargent frais ne sont plus aussi bonnes, et à plus forte raison lorsquâil sâagit dâindÃĐpendants, de petits patrons, dâauto-entrepreneurs, bref, autre chose que des salariÃĐs. Le coup du DG de lâURSSAF breton ÃĐtait donc prÃĐvisible et il nâÃĐtonnera que les plus naÃŊfs â ou les plus cyniques â encore prÊts à croire que ces organismes travailleraient vraiment pour lâintÃĐrÊt des parties concernÃĐes (GÃĐgÃĐ, si tu me lis encore, âĶ) alors quâen rÃĐalitÃĐ, ces administrations, quasiment en roue libre, fabriquent tous les jours un peu plus de misÃĻre.
Eh oui : lâÃtat aime les salariÃĐs tendrement, avec gourmandise mÊme parce que ce sont les moutons les plus faciles à tondre. Outre quâils remplissent trÃĻs habilement la niche dâaction des socialistes et des communistes (celle ÃĐtiquetÃĐe ÂŦ forçats de la Terre Âŧ et ÂŦ classes exploitÃĐs Âŧ), ces salariÃĐs sont aussi la source de la force des syndicats et, par facilitÃĐ de ponction, celle des administrations et des myriades dâorganismes sociaux qui tournent autour.
La disparition de ces salariÃĐs signifie trÃĻs clairement lâÃĐvaporation des syndicats (ou du moins, ceux quâon connaÃŪt) et la perte complÃĻte du levier des administrations, des organismes ponctionneurs et redistributeurs. En outre, cette disparition signifie aussi quâon transforme un corps social assez bien dÃĐfini en une masse dâindividus assez indÃĐpendants dont les besoins et les demandes sont de moins en moins agglomÃĐrÃĐs et qui, nouvelles technologies obligent, ont les moyens de le faire savoir. Ces diffÃĐrents ÃĐlÃĐments expliquent aussi pourquoi la disparition de ce statut effraye à ce point les ÃĐlus et les administrations qui ne savent absolument pas comment gÃĐrer cette nouvelle donne. Un indÃĐpendant est, par construction, plus difficile à ÂŦ sÃĐdentariser Âŧ, à traquer, à ponctionner.
Mais voilà , posez-vous la question : lâavenir est-il aux grandes entreprises multinationales aux salariÃĐs toujours plus nombreux, ou, au contraire, aux corporations qui reposeront sur le travail collaboratif dâindividus dÃĐtachÃĐs ? Bien ÃĐvidemment, il ne sâagit pas de dire ici que les grandes entreprises comptant des dizaines de milliers de salariÃĐs vont disparaÃŪtre du jour au lendemain, mais bien que la tendance nouvelle, celle qui imprimera durablement le XXIÃĻme siÃĻcle ne sera pas celle de la concentration. Pour rappel, lâÃducation Nationale, câest plus dâun million de fiches de paie. La SNCF, câest 250.000 employÃĐs. Microsoft nâarrive pas à la moitiÃĐ (117.000 personnes). Google nâen occupe pas la moitiÃĐ (57.000). Quant à Uber, il en compte 2200âĶ DÃĻs lors, lâavenir repose-t-il sur de grosses administrations, de grandes entreprises aux bureaucraties lentes à rÃĐagir, ou sur des entreprises trÃĻs dÃĐ-concentrÃĐes capable de sâadapter à base salariale rÃĐduite à sa plus simple expression ?
Or, bien malheureusement, plutÃīt quâaccompagner la sociÃĐtÃĐ dans son changement, plutÃīt que favoriser les auto-entrepreneurs, les petites structures et plutÃīt que favoriser la prise de risque et de responsabilitÃĐ des citoyens qui le font vivre, tout montre que lâÃtat français a choisi de combattre cette profonde mutation, de mettre en Åuvre tout ce quâil pourra pour asticoter, agacer, persÃĐcuter, ponctionner ceux qui tentent de sâadapter à la nouvelle donne.
ForcÃĐment ça va bien se passer.
Source H16