En 1848, la deuxième République nâa que quelques mois mais la Révolution de 1848 et le printemps des peuples semblent déjà bien loin ; déjà , avec le Parti de lâordre à droite et les Socialistes à gauche, une nouvelle fracture politique se dessine ; deux camps que tout oppose à lâexception dâune chose : le rôle prépondérant quâils veulent accorder à lâÃtat. Frédéric Bastiat, lui-même élu député des Landes avec la majorité républicaine modérée de 1848, résume en une phrase le danger qui guette notre société : « LâÃtat, câest la grande fiction à travers laquelle tout le monde sâefforce de vivre aux dépens de tout le monde.»[[1. Frédéric Bastiat, LâÃtat, paru dans le Journal des Débats le 25 septembre 1848 en réaction à la publication du Manifeste Montagnard. ]]
Ce que Bastiat pressent, dès ce milieu du XIXe siècle, ce sont les prémices de notre Ãtat-providence moderne. Déjà , il a compris ce quâil adviendrait de la solidarité entre les hommes si elle était administrée par lâÃtat ; déjà , il dénonce les effets pervers de ces groupes de pression qui cherchent à attirer les faveurs de la puissance publique ; déjà , enfin, il anticipe la conséquence ultime de lâirrésistible ascension de la social-démocratie : « une population qui ne sait plus agir par elle-même, qui attend tout dâun ministre ou dâun préfet, même la subsistance, et dont les idées sont perverties au point dâavoir perdu jusquâà la notion du Droit, de la Propriété, de la Liberté et de la Justice. » [[2. Frédéric Bastiat, Harmonies Ãconomiques (1848-1850),chap.XIV. ]]
Quâavons-nous fait depuis 60 ans ? Nous avons fait du social â « Social », cet étrange adjectif qui, pour paraphraser Friedrich Hayek, a acquis la propriété de dénaturer les noms quâil qualifie. Quâest-ce que le Droit social ? Le remplacement du Droit par la coercition. Quâest-ce que la Propriété sociale ? Ni plus, ni moins que lâabrogation de la Propriété. Quâest-ce que la Liberté sociale ? Le principe qui permet de priver des individus de leur Liberté au motif quâils jouiraient dâune chimérique liberté collective. Quâest-ce, enfin, que la Justice sociale ? Lâidée selon laquelle vous et moi sommes en droit de vivre aux dépends de nos voisins.
Quâattendriez-vous dâune telle société ? Que pourrait bien devenir une société dans laquelle le bien-être de tout un chacun ne dépend plus de son intelligence, de son ardeur au travail ou de sa capacité à prendre des risques mais de sa faculté à éluder lâimpôt tout en réclamant des subsides publics ? Eh bien vous obtiendriez immanquablement une société divisée, la guerre de tous contre tous ; une société de la défiance, du ressentiment, de la lutte des classes, des races et des castes ; une société dans laquelle tout le monde sâefforce de vivre aux dépens de tout le monde ; une société, en somme, où ladécence commune si chère à Orwell ne serait plus quâindécence.
Pensez-vous que jâexagère ? Eh bien sortez un instant de nos frontières et comparez donc nos supposées vertus à celles de ces étrangers, proches ou lointains, que nous considérons avec tant de mépris condescendant. Câest lâexercice auquel se sont livrés deux de nos compatriotes, Yann Algan et Pierre Cahuc, qui ont publié il y a cinq ans de cela La société de la défiance ou « comment le modèle social français sâautodétruit ». Les conclusions sont sans appel : en 60 ans, nous sommes devenus â et de loin â le peuple le plus méfiant, le moins civique et, sans surprise, le plus notoirement anti-libéral du monde développé.
Tenez par exemple : lorsquâon nous demande notre avis sur la fraude fiscale, nous ne sommes que 48% à juger quâelle nâest « jamais justifiable ». Câest, sur la base des données des World Values Surveys[[3. Disponibles sur le site des WVS.]], le chiffre le plus faible au sein des pays développés â 58% de nos voisins britanniques condamnent les tricheurs, les japonais sont 83%. Mieux encore : nous ne sommes que 42% à condamner la fraude aux aides sociales ; là encore, câest un record : aux Royaume-Uni, ils sont 64% et ce chiffre monte jusquâà 80% aux Pays-Bas ! La triste réalité, câest que Bastiat avait vu juste : nous sommes devenus les champions de lâindécence commune.
Et maintenant que notre fameux modèle social sâeffondre sous le poids de ses propres vices, voilà que les ligues de vertu disputent la charogne aux adeptes du relativisme. Et que nous proposent-ils ces braves gens ? Plus dâÃtat, plus de redistribution, plus lois : le déni français poussé jusquâà lâabsurde. LâÃtat-providence est devenu une religion, la haute fonction publique est son clergé et nos politiciens â qui nâhésitent pas à pousser lâindécence jusquâà refuser de participer eux-mêmes aux efforts quâils exigent de nous â en sont les prophètes. Sâil vivait encore, Voltaire aurait sans doute conclu : « Ãcrasez lâinfâme ».
Texte de Georges Kaplan.